A moins d’investir dans les compétences locales, l’IA risque d’être inefficace pour résoudre des problèmes spécifiquement africains, constate Marie de Vergès, journaliste au « Monde Afrique », dans sa chronique.
L’intelligence artificielle (IA) n’en finit plus d’enflammer l’Occident, mettant dos à dos les catastrophistes et les promoteurs du « techno-solutionnisme », l’Afrique n’est pas en reste. Mais sur une autre tonalité. « La grande menace, c’est la colonisation par l’IA », avertissait fin novembre le professeur sénégalais Seydina Ndiaye, l’un des 38 experts retenus par l’ONU pour former un groupe de réflexion sur l’intelligence artificielle. Interrogé par le site ONU Info, le chercheur s’inquiète des incidences d’une situation profondément déséquilibrée : l’essentiel des données africaines nourrit aujourd’hui des multinationales étrangères au risque de ne laisser « aucune place à la création de solutions au niveau local ». En clair, les technologies de pointe pourraient perpétuer une logique d’extraction, celle qui prévalait avant même l’ère coloniale, soit l’exploitation des ressources brutes du continent africain au bénéfice d’autres marchés.
Ce sentiment de dépossession est renforcé par l’idée que le développement de l’IA se fait sur le dos d’une main-d’œuvre ignorée, vivant dans les pays du Sud. Des travailleurs précaires chargés, depuis leur ordinateur au Kenya, au Nigeria ou à Madagascar, de modérer les contenus et « d’entraîner » les machines, à coups de tâches répétitives, pour le compte des grands de la tech. « Les Kényans et de nombreux autres Africains ont contribué à faire de ChatGPT le phénomène qu’il est aujourd’hui. (…) En fait, ce sont eux qui enrichissent Sam Altman [le patron d’OpenAI, créateur de ChatGPT] et Mark Zuckerberg [le patron de Meta], car sans eux, leurs plates-formes seraient inutilisables. Mais je parie que les populations africaines n’effleurent même pas l’esprit d’Altman et de ses collègues », s’agaçait dans une tribune publiée par le Guardian le Kényan Odanga Madung, chercheur pour la Fondation Mozilla.
Il est clair que la mise au point d’une IA made in Africa se heurte à de sérieux handicaps, qu’il s’agisse du manque de compétences – la plupart des spécialistes africains se trouvent hors du continent – ou du déficit d’infrastructures, dans un secteur où la puissance de calcul et la connectivité jouent un rôle déterminant. Le tout dans un contexte de sous-financement chronique de la science à l’échelle de toute l’Afrique. Aucun pays ne respecte l’engagement pris en 2006, sous l’égide de l’Union africaine, de consacrer 1 % de son produit intérieur brut à la recherche.
La Rédaction (avec Le Monde et HEM)