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Enjeux de l’intelligence économique augmentée en Afrique – Par Dr Mohamed Bacha

L’Afrique traverse une phase critique de son histoire et fait face à un triple verrou structurel : une fragmentation structurelle et institutionnelle persistante, une dépendance technologique chronique, et une vulnérabilité exacerbée aux dynamiques géopolitiques globales.

Contrairement aux trajectoires historiques des pays industrialisés, la croissance africaine ne s’est pas accompagnée d’un renforcement des capacités productives internes. La transformation structurelle reste à l’état de promesse, bloquée par un déficit d’industrialisation et de coordination des politiques de production, et la faiblesse des institutions de soutien (recherche, innovation, financement). Le continent se cherche désormais une voie d’émancipation à la fois économique, technologique et stratégique[1].

Loin de refléter un processus classique d’industrialisation, la trajectoire africaine semble caractérisée par un blocage de la transformation productive, ce qui entrave lourdement la création de synergies économiques. Les données d’expérience soulignent que l’inadéquation des statistiques africaines et l’absence d’un cadre de management de l’information, empêchent une planification économique fondée sur des données fiables.

La volonté politique à la source de L’AGENDA 2063[2] en tant que plan directeur visant à “transformer l’Afrique en une puissance mondiale du future” ne s’est pas traduit par une démarche institutionnelle, cohérente et systématique de développement partagé et solidaire.

L’Afrique à la croisée des chemins

Le tissu industriel africain se caractérise par une faible densité et une extrême hétérogénéité. Les institutions productives – universités, centres de recherche, banques de développement, agences d’innovation – fonctionnent souvent en silos, sans écosystèmes coordonnés ni logiques de chaînes de valeur intégrées. Ce déficit d’articulation empêche la montée en gamme des systèmes productifs africains et leur articulation..

  • Carence informationnelle et absence de pilotage stratégique

L’absence de systèmes d’information économique fiables, cohérents et à jour, à la fois au niveau national et continental, est un facteur limitant majeur. Cette carence statistique structurelle – souvent signalée par la Commission Économique pour l’Afrique (CEA-ONU) – fragilise les capacités de planification, d’anticipation et de mobilisation stratégique. Sans données solides, les politiques industrielles se fondent davantage sur des approches réactives que sur une vision structurelle de long terme, et peuvent encore moins s’harmoniser.

Cette vision d’une Afrique souveraine et prospère, portée par une IE renouvelée, se nourrit des aspirations profondes des peuples africains à prendre en main leur destin et à valoriser leurs richesses uniques[3]. En l’augmentant par les outils numériques et l’ancrage territorial, elle pourrait devenir une matrice de souveraineté industrielle et géopolitique. Il ne s’agit plus de rattraper un retard, mais d’inventer un autre paradigme de développement industriel et technologique en Afrique[4] basé sur les données et l’information utile.

Il devient, en effet, impératif pour l’Afrique de concevoir un paradigme alternatif de développement industriel et technologique, fondé sur l’exploitation stratégique des données et de l’information à haute valeur ajoutée. Ce nouveau référentiel doit reposer sur une gouvernance informationnelle augmentée, apte à orienter les choix productifs, renforcer les capacités d’innovation endogène, et structurer une souveraineté technologique durable.

  • En finir avec le « modèle de rattrapage » sans fin

Dans ce contexte, l’Intelligence Économique (IE) – entendue comme la capacité à collecter, analyser et valoriser l’information stratégique pour orienter l’action publique et privée – doit être repensée comme un levier de souveraineté industrielle[5]. En Afrique, l’IE est encore trop souvent cantonnée à une fonction défensive (veille concurrentielle, protection des actifs). Or, combinée aux outils numériques, à l’exploitation des données territoriales et à une gouvernance proactive, elle peut devenir un pilier central d’un modèle de développement autocentré et résilient.

Ce changement de perspective nécessite :

  • La constitution d’agences nationales d’intelligence économique, connectées aux territoires,
  • L’intégration des données informelles dans les bases statistiques,
  • L’alignement des stratégies de formation, de financement et d’innovation avec des priorités industrielles territorialisées.

L’Afrique ne doit pas se contenter d’un simple modèle de rattrapage sans fin des trajectoires occidentales ou asiatiques. Face aux défis du climat, de la transition numérique et de la souveraineté technologique, elle a l’opportunité historique d’inventer un paradigme productif singulier, ancré dans ses réalités sociales et écologiques. Ce paradigme post-rattrapage ne repose pas uniquement sur l’industrie lourde, mais sur des innovations frugales, une valorisation intelligente des ressources locales, voire une hybridation entre économie formelle et informelle.

De l’industrie extravertie à l’industrie ancrée : repenser le modèle productif africain

L’Afrique reste à la périphérie de la révolution industrielle 4.0[6]. Les zones économiques spéciales, souvent conçues pour attirer des capitaux étrangers, contribuent à une industrialisation extravertie, peu génératrice de souveraineté[7]. L’IE peut ici agir comme un outil de réorientation stratégique, en identifiant les niches technologiques compatibles avec les ressources locales et en favorisant l’émergence d’industries « ancrées », à forte valeur ajoutée et à forte intensité de connaissance[8].

L’enjeu est d’opérer un basculement accéléré : de l’exportation de matières brutes vers l’intégration de filières technologiques ancrées localement, notamment dans les secteurs de l’agro-industrie, de l’énergie renouvelable, des biotechnologies et du numérique. Cette industrialisation « contextuelle » suppose une alliage entre conscience de soi, recherche, financements souverains et diplomatie économique active. Il est clair que l’Afrique « ne saurait se construire sans une mobilisation des acteurs et sans une mise en œuvre des ressources territoriales »[9].

L’IE augmentée : se rendre visible à soi-même

Le modèle classique d’IE repose sur la collecte, l’analyse et la sécurisation de l’information stratégique[10]. Dans un contexte africain marqué par des asymétries de pouvoir informationnel, il est impératif d’élargir cette fonction[11] à une IE augmentée qui intègre désormais l’IA, les données massives, les capteurs en temps réel (IoT), mais aussi les savoirs autochtones et les signaux faibles issus des dynamiques sociales[12]. Cette hybridation permet de créer une cartographie fine des vulnérabilités industrielles, des dépendances critiques (notamment dans les matières premières stratégiques) et des gisements de souveraineté industrielle latents[13].

La question n’est pas tant de surveiller les autres que de se rendre visible à soi-même. Trop souvent, les États africains agissent à l’aveugle dans des chaînes de valeur qu’ils ne contrôlent pas. Un Système d’IE panafricain, fondé sur le partage des données industrielles et des innovations locales, pourrait constituer le socle d’une souveraineté cognitive indispensable à toute stratégie industrielle. De telles initiatives s’inscrivent dans la lignée des travaux récents sur les systèmes d’innovation territoriaux et la nécessité de construire des capacités cognitives collectives pour un développement endogène et durable[14].

Pour une souveraineté géo-économique par la maîtrise stratégique des flux

Le paradigme dominant de la puissance géopolitique repose désormais autant sur le territoire que sur la capacité à maîtriser les flux (de données, de matières, de capitaux, savoirs). L’Afrique, longtemps considérée comme un espace traversé, doit devenir un acteur structurant des équilibres mondiaux en développant une stratégie d’IE augmentée et intégrée à l’échelle continentale.

Incontestablement, « la compétitivité d’un territoire peut être directement influencée par la capacité des acteurs locaux à générer, accéder, comprendre et transformer la connaissance et l’information au moyen d’un apprentissage interactif »[15] et cette dynamique peut être amplifiée par l’IE augmentée — intégrant big data, IA et systèmes collaboratifs — pour identifier, analyser et exploiter collectivement et stratégiquement les opportunités de développement industriel, technologique et social sur le continent africain.

Cette stratégie doit viser à accroitre la capacité d’influence et de négociation collective des Africains par la maîtrise des corridors logistiques, des infrastructures numériques (cloud souverain, réseaux 5G panafricains), et des brevets technologiques produits par les entreprises africaines et les chercheurs africains, de la diasporas y compris.

L’IE augmentée permettrait d’anticiper les manœuvres d’influence, de négocier à parité avec les puissances industrielles, et de constituer des alliances stratégiques fondées sur l’intérêt mutuel, bien au-delà des logiques extractives prédatrices.

Conclusion : pour une souveraineté africaine par l’IE augmentée

L’Afrique n’a pas besoin de copier les trajectoires industrielles des autres continents : elle peut, elle doit inventer un autre rapport à la puissance, fondé sur l’intelligence augmentée de ses ressources humaines et de ses territoires, la mise en réseau de ses savoirs, et la reconquête de sa souveraineté sur l’information, la connaissance et la technologie. Une telle ambition suppose de sortir du logiciel de la dépendance et d’assumer pleinement une posture géoéconomique active, nourrie par une IE augmentée qui n’est plus auxiliaire, mais cœur de la stratégie de développement. Il s’agit de s’affirmer enfin comme une puissance géoéconomique, guidée par une intelligence économique augmentée comme moteur d’une stratégie industrielle et technologique panafricaine.

Dr Mohamed Bacha

 


 

[1] Banque Africaine de Développement : Rapport sur le développement en Afrique 2015 Croissance, pauvreté et inégalités : lever les obstacles au développement durable. Abidjan 2016.

[2] https://au.int/en/agenda2063/overview

[3]Claude Ake. A Political Economy of Africa. New York: Longman Inc. 1981.

[4] Joseph E. Stiglitz, Andrew Charlton : Pour un commerce mondial plus juste : comment le commerce peut promouvoir le développement – Fayard (2e édition), [Paris], France, 2007 [traduit de l’anglais (américain) par Paul Chemla]

[5] Matthew Harrison Harvey et alii. Promouvoir la transformation numérique des économies africaines ‘ Document d’analyse et de méthodologie – Global System for Mobile Communications ((GSMA) – London – Mai 2024

[6] Carlos Lopes : Africa in Transformation : Economic Development in the Age of Doubt – Palgrave Macmillan; 2019

[7] Hasina N.E : Quatrième révolution industrielle : l’Afrique doit refaire son retard technologique – .03/06/2024 – in https://www.capmad.com/fr/technologie-fr/quatrieme-revolution-industrielle-lafrique-doit-refaire-son-retard.

[8] Mathias Guérineau : Des modèles de diffusion et de transfert de l’innovation à celui de déploiement : une conceptualisation nouvelle de la phase aval des processus d’innovation des firmes multinationales – Thèse de doctorat de l’Université Paris-Saclay – Décembre 2017.

[9] Lamara Hadjou : Les deux piliers de la construction territoriale: coordination des acteurs et ressources territoriales – Revue

Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie

Éditeur : Réseau «Développement durable et territoire. 2009/7/7.

[10] Intelligence économique et stratégique : Les systèmes d’information au cœur de la démarche – Cigref – 2003

[11] Hafsa EZ-ZYN et alii. : Le potentiel et les limites de l’intelligence économique et stratégique à l’ère du big data et de l’IA – IJAFAME – Volume 4, Issue 2-2 (2023)

[12] Digital Economy Report 2024: Shaping an environmentally sustainable and inclusive digital future – United Nations. Economic Commission for Africa – 2024

[13] Offo Élisée Kadio, « De l’IA et de la science des données pour aider à transformer l’Afrique », Communication, technologies et développement [En ligne], 15 | 2024, mis en ligne le 29 juin 2024, consulté le 09 mai 2025.

[14] Rodrigo Arocena & Judith Sutz. : Looking At National Systems Of Innovation From The South, Industry and Innovation, Taylor & Francis Journals, vol. 7(1) – 2000, pages 55-75.

[15] Abdelkader Djeflat : Les systèmes territoriaux d’innovation émergents (STIE) et la gouvernance: Examen des expériences européennes (Italie) et Maghrébines (Algérie, Tunisie, Maroc) – Revue de Recherche sur l’Economie de la Firme, I’Industrie et le Territoire, Université d’Oran, Labo LARATED, pp. 71-92