Parmi les recommandations capitales soulignées au titre du nouveau modèle de développement du Maroc, nous citons l’urgence d’investissement dans l’enseignement supérieur. A cet effet, un schéma directeur et un pacte allant jusqu’à 2030, sont élaborés in fine pour accompagner un capital humain formé et renouvelé, basé sur l’innovation et la recherche scientifique. Cette décision a été fortement soutenue par la banque mondiale. Le budget qui a été alloué au Maroc en 2023, est passé de 14 à 15 milliards de dirhams, soit une hausse d’un milliard de dirhams. Une exception dans son histoire, ce secteur bénéficiera d’une hausse de plus de 7%, affirmant ainsi l’intérêt qu’accorde le gouvernement marocain aux années universitaires à venir. Dans cette quête de préparation de nouveaux lauréats compétents et de qualité, qu’en est-il du marché de l’emploi marocain ? Comment peut-on expliquer le taux de chômage en augmentation continue depuis la pandémie du Covid-19 (13,3% en fin 2024) ? Nombreux nouveaux postes d’emplois ont été crée en parallèle de la disparition de plusieurs autres anciens postes. Dans ce cas, peut-on parler de la création destructive ou encore la destruction créative de Schumpeter? Est-ce que les nouveaux postes crées ont éradiqué les anciens devenus obsolètes ? Ou bien l’offre des formations du système d’enseignement supérieur marocain ne suit plus les besoins du monde des affaires actuel ? Une autre problématique est également digne d’être évoquée, celle relative à la qualité même de la diplomation obtenue. Est-ce que les formations du système d’enseignement supérieur marocain permettent d’avoir des salariés et d’une main d’œuvre hautement qualifiés, capables de faire efficacement face aux nouveaux défis de la société ? A cet effet, est ce que l’accélération numérique et le progrès digital que connait le monde entier actuellement (IA, Big data, automatisation, robotisation…), impactent directement cette corrélation ? Est-ce que la vitesse de progression des deux variables (formation universitaire et transformation digitale), n’est pas identique ? Pourquoi les jeunes marocains trouvent des difficultés dans l’insertion au marché du travail ?
D’après l’analyse des résultats obtenus tout au long de cette recherche, nous avons pu construire une vision transversale de l’orientation des besoins des entreprises en matière des profils les plus demandés au Maroc. Cette analyse nous a permis aussi et surtout d’éclairer la vocation gouvernementale à travers les principaux traits caractériels des programmes de formations offerts par les universités marocaines.
D’une manière générale, nous avons constaté que l’enseignement supérieur marocain est riche en formations, et suit la courbe d’évolution du marché de l’emploi, notamment en matière de transformation numérique internationale. Cela peut être touché à travers la panoplie des programmes enseignés dans des secteurs multivariés, en matière d’IA, des sciences et ingénierie des datas, de la cyber-sécurité et Big Data. En revanche, du côté du marché de l’emploi, nous avons remarqué une lenteur d’évolution énigmatique, que nous pouvons appeler une stagnation ou encore une saturation, si nous osons le dire, par rapport aux profils recherchés. Le nombre des programmes enseignés, et donc le nombre de diplômés, restent très élevé en comparaison avec le nombre d’offres d’emploi, et cette remarque, concerne plusieurs profils correspondant à plusieurs niveaux d’études.
En effet, la prédominance des diplômes Bac+3 (presque 50%), octroyés par l’université marocaine, laisse se poser la question sur l’avenir de ces lauréats, particulièrement devant la faible offre des postes correspondant à ce niveau d’études, qui ne dépasse pas 8% (234 offres au total sollicitant ce niveau d’études). A cet effet, les effectifs des diplômés dans l’enseignement supérieur public pour l’année scolaire 2021-2022 par exemple, étaient de 110386 (accès ouvert) et 29841 (accès régulé), ce qui fait un total de 140227 nouveaux diplômés en une seule année scolaire (Rapport « Pacte ESRI 2030 »). Si nous faisons une lecture par domaine d’études et par diplôme Bac+3, nous allons remarquer que la somme des nouveaux lauréats ayant eu un diplôme de Licence Bac+3 s’est élevée à 104537 personnes (c’est-à-dire 74,5% du total des diplômés), dont 85,5% avec une licence fondamentale, 10,7% avec une licence professionnelle, et 3,8% avec une licence en sciences et techniques. Les options dudit Bac+3 se diversifient de l’enseignement originel, les sciences juridiques, économiques et sociales, lettres et sciences humaines, les sciences, les sciences de l’éducation, les sciences de l’ingénieur, formation des enseignants, technologie, paramédical et les sciences du sport. Il est à signaler que notre analyse n’a pas pris en considération les lauréats des établissements d’enseignement supérieur privé. A ce propos, les effectifs des diplômés de l’enseignement supérieur privé au Maroc pour la même année scolaire 2021- 2022 par exemple, était de 14394 lauréats. Presque 44% sont issus du champ des sciences juridiques, économiques et de gestion, 3,5% font partie du champ des lettres, sciences humaines et arts, 40% ont un diplôme en sciences et techniques, et finalement 12,5% des diplômes sont en sciences de la santé. En conclusion, une attention très particulière vers cette tranche de diplômés demeure urgente aujourd’hui, afin de minimiser au maximum le taux de chômage qui pourrait se produire à cet effet, si ce n’est pas déjà fait.
A ce propos, il est à signaler que le dernier taux de chômage enregistré au Maroc fin 2024 s’élève à 13,3%. Selon les keynésiens, l’Etat devrait intervenir pour résoudre ce problème en augmentant les dépenses publiques et en réduisant les impôts. Cela va stimuler la demande et créer des emplois. Au cas où l’économie serait bloquée dans une situation de sous-emploi, l’intervention de l’Etat peut redresser les déséquilibres économiques. Pour cela, des ajustements des taux d’imposition ont été introduits par les autorités marocaines, avec des réductions progressives pour certaines tranches de revenus, pouvant atteindre jusqu’à 50% pour les hauts salaires. La réforme a introduit également une baisse du taux marginal d’imposition de 38% à 37% début 2025. Nous remarquons que l’Etat suit de près l’évolution de ce sujet et essaie de chercher à résoudre ce fléau avec des solutions applicables et efficaces. Les années futures seules sont capables de nous apporter des réponses à ce propos.
Dans un autre volet, et s’agissant des postes relatifs aux Ingénieurs, nous avons trouvé presque 9% des filières proposées préparent des Ingénieurs, contre presque 6% seulement des offres d’emploi sollicitant ces profils. Ces chiffres peuvent être interprétés différemment. Nous pouvons parler d’une situation de surproduction de diplômés. En effet, il semble qu’il y ait une surproduction de diplômés par rapport à la demande du marché du travail pour le profil des Ingénieurs. Cela pourrait entraîner une compétition accrue pour les postes disponibles, pouvant aboutir à un taux de chômage plus élevé parmi les diplômés de ces formations. Ces chiffres nous interpellent à propos des raisons explicatives derrière l’émigration des cerveaux marocains, spécialement pour le rang des Ingénieurs et Médecins. À propos de ces derniers par exemple, le Maroc enregistre des fuites de cerveaux très inquiétantes. Selon le ministre de la Santé, le Maroc a actuellement besoin de 32 000 médecins et 65 000 infirmières pour répondre aux besoins des hôpitaux. Au total, 97 000 professionnels de la santé sont nécessaires.
De plus et selon la Cour des comptes, plus de 600 médecins quittent le pays chaque année, soit plus de 30% des médecins formés au Maroc choisissent de quitter le pays. Un grand point d’interrogation s’impose dans ce sens pour comprendre les raisons derrière d’abord, et par conséquent, réussir à trouver des solutions réelles et efficaces. Par une autre voie, l’enseignement supérieur marocain consacre presque 4% des formations (soit 105/3016) au profit des études portant sur les big data, l’intelligence artificielle et les sciences et ingénierie des données. Si nous ajoutons l’informatique, IT et la cyber-sécurité, nous allons trouver 141 formations universitaires correspondant à seulement 433 postes offerts par le marché du travail (tableau 4). Cette lecture s’impose également sur la branche relative à la finance et comptabilité (tableau 2) et celle du commerce et marketing (tableau 3).
Devant ce constat, une relecture des besoins du marché de l’emploi s’avère légitime puisque les diplômés sont disponibles, les programmes universitaires sont aussi disponibles, mais les offres d’emploi ne suivent pas ce volume de lauréats préparés chaque année scolaire. Est-ce qu’on peut parler dans ce cas d’un désajustement entre les compétences enseignées dans les formations universitaires et les compétences demandées par les employeurs ? Si c’était le cas, les offres d’emploi auraient pu être largement surexposées par rapport aux effectifs des diplômés. Est-ce que la polyvalence a bloqué le recrutement à tel point que le salarié se trouve responsable de plusieurs taches correspondant à plusieurs postes d’emploi ? Ce qui crée une situation de chômage. Dans cet esprit d’analyse, peut-on ouvrir les frontières devant les opportunités de diversification de carrière ? Autrement dit, les étudiants formés dans ces domaines peuvent devoir envisager des chemins de carrière alternatifs ou des secteurs, où ils peuvent transférer leurs compétences, au lieu de se limiter aux rôles traditionnellement associés à leur domaine d’étude. Une autre analyse parait aussi très légitime en ce qui concerne le potentiel pour l’entrepreneuriat.
En effet, il pourrait y avoir des opportunités pour les diplômés de ces domaines de créer leur propre entreprise ou initiatives, particulièrement si les compétences acquises durant leurs formations sont flexibles et applicables à divers contextes. Il est à signaler que le Maroc a déjà réfléchi à ces solutions depuis plus d’une dizaine d’années, lorsqu’il a lancé des programmes colossaux pour la promotion de l’entrepreneuriat, avec des aides financières très rentables pour booster d’avantage le statut de l’entrepreneur marocain, certes. Mais les résultats d’aujourd’hui parlent autrement. Les résultats de nos analyses montrent clairement une surproduction des diplômés face à une faible création des postes d’emplois. Un autre chiffre est aussi méritant d’être examiné, celui du nombre important des postes requérant des non diplômés. Les résultats ont révélé que presque 42% des offres d’emploi n’exigent aucun diplôme. Parmi ces offres, nous parlons de plus de 90% des postes de travail relatifs à la discipline RH, 30,25% des postes sont relatifs à l’IA, IT et Big Data, 42% des offres sont en commerce et marketing, et 38,2% sont en finance et comptabilité. Ce phénomène nous rappelle de la théorie de Learning by doing ou encore l’apprentissage par la pratique de Dewey.
Je pense qu’il faut se capitaliser sur ces résultats afin d’enrichir ce concept encore plus et réussir à le modeler sur mesure avec les particularités des données marocaines. En effet, l’innovation reste une condition de survie, et les entreprises auront toujours besoin de rapporter de l’extérieur des connaissances, des expériences et des inspirations nouvelles et smart, qui ne sont pas forcément enseignées à l’école ou délivrées contre un diplôme. Pourquoi alors ne pas alterner l’apprentissage à l’école avec l’apprentissage dans les milieux professionnels, ce qui laisse les talents s’exposer et se multiplier grâce cet apprentissage par la pratique? L’université peut ainsi intégrer dans les programmes, au lieu des modules théoriques, des expériences d’apprentissage individuelles ou collectives, à l’extérieur au niveau national et/ou international, afin de sortir de l’ordinaire, découvrir de nouvelles pratiques, nouveaux esprits, nouveaux savoirs faire, savoirs être et savoirs vivre, et surtout s’inspirer des leaders et managers. Dans cette lignée, nous avons remarqué que presque 80% des offres d’emploi exigent une expérience professionnelle minimale de 2 ou 3 ans, tout niveau d’études confondu et tout secteur confondu. Cela peut venir consolider encore plus notre propos du Learning by doing, puisque dans la majorité des cas, pour ne pas dire toujours, un jeune lauréat diplômé de Bac+2 ou 3 ou même un Bac+5, ne peut pas avoir en même temps une expérience professionnelle. Je crois qu’il est temps que les universités au Maroc revoient leurs pratiques académiques dans ce sens, afin de s’aligner avec les tendances du marché de l’emploi.
Pour réussir cet engagement, il est primordial voire indispensable d’ouvrir un canal de communication permanent et solide, entre l’enseignement supérieur et le secteur privé. Il est à rappeler que des décisions sont déjà prises dans ce volet au niveau de l’Université Mohammed 6 Polytechnique et l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), mais parait-il que ce n’est pas suffisant. L’implication des entreprises privées est fortement sollicitée pour couronner l’output. Ces dernières sont appelées à intégrer, à leur niveau également, des programmes de formation et d’apprentissage au profit des étudiants apprenants. Autrement dit, travailler pour créer en concertation avec les établissements universitaires, de nouveaux modèles d’éducation adéquats avec les tendances actuelles en matières d’avancée technologie et d’évolution numérique. Finalement, pourquoi continuer à travailler cinq ou six jours par semaine avec en moyenne 8 heures par jour, dans un monde hyper-connecté et hyper-avancé technologiquement ? Si toutes ces avancées technologiques que nous continuons à découvrir ne servent pas à diminuer les heures de travail dans le monde des affaires, et ne permettent pas d’accumuler la richesse facilement, à quoi devraient-elles servir alors ? Ces questionnements devraient ouvrir le champ vers la réflexion sur de nouveaux modèles d’éducation, mais aussi et surtout de nouveaux modèles d’emploi dans le marché du travail dans les années à venir.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la grande partie de l’iceberg des diplômés Bac+2 au Maroc réside dans les établissements de l’OFPPT, en plus des écoles privées. Notre étude n’a pas pris en considération cette tranche d’enseignement, ni celle de l’enseignement privé. Donc nous ne pouvons pas conclure sur certains résultats. Plus encore, nous avons remarqué que certains profils ne figurent pas suffisamment dans les bases de données sur lesquelles nous avons travaillé. Ceci n’explique pas un désintérêt de la part des recruteurs par rapport à ces spécialités, mais plutôt la nature et la politique de recrutement nationale relative à ces postes. Nous parlons des Médecins, des professeurs universitaires et d’autres fonctions publiques, où les annonces d’offres d’emploi s’affichent sur la plateforme numérique du ministère concerné. Nous estimons que ce travail serait d’une grande utilité pour le milieu professionnel au Maroc, et qu’il ferait l’objet d’autres recherches plus approfondies, en associant le secteur de l’enseignement supérieur privé et l’OFPPT. L’objectif est de réussir à faire face au fléau du chômage qui grimpe année en année au Maroc, mais surtout de pouvoir trouver des solutions efficaces et réalisables au profit des jeunes diplômés marocains.
Dr. Ghizlane SALAM